Le Grand Voyage, Jorge Semprun

le grand voyage semprunJe m’éloigne de la rentrée littéraire si sombre cette année, pour plonger dans ce livre de Jorge Semprun, sorti en 1963… Mais ce n’est pas pour ca que c’est plus gai!

Ce livre fait partie de ceux que je rencontre sans l’avoir désiré…  En effet, les thèmes dont il traite, le nazisme et les horreurs qu’il a engendrées sont difficiles pour moi, et en général, je fuis cette littérature. (J’ai longtemps hésité devant le Kinderzimmer, et n’ai pas réussi à l’ouvrir…) Là, c’est donc un ami qui me prête ce livre, sans me dire de quoi il parle.  Je lui fais confiance et me plonge dedans, sans même lire la 4ème de couverture, et sans rien savoir sur ce qui m’attend…

Quelle claque!

Jorge Sempun, résistant espagnol a été déporté en 1943, vers le camp de Bunchenwald. Ce livre est le récit de son voyage dans le wagon où lui et 119 autres passeront 5 jours et 5 nuits, debout, serrés, entassés même… regardant impuissants, les plus fragiles mourir avant d’arriver.

Mais Semprun ne se contente pas de raconter ce voyage. Chaque événement raconté en appelle un autre, chaque paysage aperçu à travers les grilles du wagon transporte sa mémoire ailleurs, chaque sensation renvoie à une autre situation.  Il opère  des allers retours incessants entre le passé, le futur, et la promiscuité du présent dans le wagon… (J’ai pensé à la modification de Butor, dans une autre mesure, et un autre contexte évidemment, pour la construction en aller retours avec toujours ce retour dans le wagon pour rythmer le récit des souvenirs. )  Le récit n’est donc pas qu’un description de l’insoutenable situation. Pour ces hommes, à ce moment, il y a aussi des motifs d’espoir, et Semprun les retranscrit très bien.

Il raconte le voyage, mais aussi le chemin qui l’y a mené, et comment on revit après être mort, ou presque, après avoir été nié.

Le lecteur est baladé sans cesse, entre l’horreur du voyage, les espoirs de la résistance, la renaissance et le retour à la vie et l’incompréhension de ce qu’on a vécu.  Et pourtant on ne se perd pas, le retour perpétuel au wagon est comme une transition entre les souvenirs, comme un fil conducteur de ce long voyage atroce.

Semprun utilise une langue plutôt simple,  presque parlée, souvent, donnant au récit une vraie force, celle d’un témoignage, d’un long monologue intérieur, déroulé au gré des souvenirs et de la mémoire. On a l’impression de lire pendant qu’il écrit, d’écouter pendant qu’il raconte.

Le texte est aussi une riche réflexion sur l’intérieur et l’extérieur.  Que savaient les gens à l’extérieur, que voyaient ils des camps, ceux qui vivaient juste à coté, qui avaient même parfois une chambre à coucher avec vue sur le four crématoire?

L’horreur n’est souvent que suggérée, rendant le récit fort. Il écrit aussi, pour rendre un hommage vibrant à ceux qui ne sont pas revenus, le gars de Semur, compagnon de son voyage, les résistants de son groupe, ceux avec qui il a partagé les heures de travaux forcés au camp, et les juifs, évidemment.  C’est plus qu’un témoignage ou un récit de l’horreur dont on a déjà tellement dit. Semprun réfléchit sur sa condition, sur les évènements et la manière dont ils ont été rendus possible.

 «Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit. Les jours, les nuits. Je fais un effort et j’essaye de compter les jours, de compter les nuits. Ça m’aidera peut-être à y voir clair. Quatre jours, cinq nuits. Mais j’ai du mal à compter ou alors il y a des jours qui se sont changés en nuits. J’ai des nuits en trop ; des nuits à revendre. Un matin, c’est sûr, c’est un matin que ce voyage a commencé…»

 Un récit fort, un témoignage vibrant sur la déportation, sur l’horreur vécue de l’intérieur, et une réflexion sur la période historique, sur l’incompréhension qu’elle suscite encore aujourd’hui. Un texte à mettre entre toutes les mains, ces jours où le fanatisme prend de l’ampleur et où l’horreur est devenue moyen de pression justifié. On ne devrait jamais accepter, et surtout, ne jamais oublier.  Ce livre est une petite pierre parmi tant d’autres. Mais quelle pierre!

Éditeur : Gallimard (8 décembre 1972)
Collection : Folio
Langue : Français
ISBN-10: 2070362760
ISBN-13: 978-2070362769
278 pages
Prix: 5,60€

21 commentaires

  1. Comme je te l’ai déjà écrit, Ludo, ton billet me parle, il me remue les tripes, et j’envisage même de l’étudier avec mes élèves l’an prochaine du coup.

    Merci pour cette superbe chronique qui n’était pas évidente à faire. On ressent bien encore tout l’émoi que ce roman t’a provoqué.

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    1. ☺️ merci leiloona. C’est vrai que ce roman m’a ému, et en parlé n’a pas été si évident! Mais je le conseille! C’est fort! Avec quel niveau d’élèves penses tu l’étudier?

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  2. Je fais souvent lire à mes élèves Si c est un homme de Primo Levi et c est vrai que je pourrais proposer celui-ci ; je le relirai à l occasion…

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    1. Je suis aussi plutôt refractaire au sujet, trop douloureux. Et pourtant celui ci est intense sans etre dans l’exhibition… (Le terme n’est pas très bien choisi!). Pas de description de l’horreur!
      Du coup le kinderzimmer me tente… La sortie poche n’est pas prévue avant mars 2015… A voir!

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  3. Je note ce titre.
    Cela fait longtemps que je souhaite lire un roman de cet auteur, c’est peut-être avec celui-ci que je commencerai.

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  4. Apparement c’est bien pour commencer. L’écriture ou la vie est plus complexe a priori!

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  5. J’ai lu « l’écriture ou la vie » qui est un beau livre écrit plus tard, avec du recul. Je note celui-ci qui m’intéresse également.

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  6. Je n’ai jamais lu cet auteur mais j’ai « l’écriture ou la vie » dans ma PAL. On a tendance à se jeter sur les nouveautés alors qu’il y a tant de pépites à découvrir par ailleurs.

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  7. J’ai découvert Semprun avec « L’écriture ou la vie », en 3e année à la fac, pour une UV sur la Littérature concentrationnaire. J’ai lu celui-ci, j’en suis certaine et pourtant il ne m’en reste rien. J’en ai lu plusieurs de lui, d’ailleurs et je sais que j’avais été beaucoup moins remuée que par les récits de ceux qui avaient été déportés parce que Juifs. Sans doute parce qu’il avait un « poste administratif » dans les camps.

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