La mélodie du cadenas (atelier d’écriture)

© Leiloona

© Leiloona

Georg monte toujours de nuit sur le pont, il préfère de loin la saison de l’hiver : les touristes ne s’attardent pas devant les cadenas, et il peut alors rester aussi longtemps qu’il le souhaite. Georg n’est pas de ceux qu’on admire, mais plutôt de ceux dont on fuit le regard : il erre la journée dans la rue, à la recherche d’un point chaud. La nuit, il dort chez un de ses amis, puis chez un autre. Raconter ce qui l’a conduit jusqu’ici serait trop long, mais Georg nous dirait que ce sont les hasards de la vie.

Les gens, donc, ne le regardent pas, et pourtant ils devraient peut-être prendre le temps de le considérer, et d’apprendre qui se cache derrière ce grand pardessus marron. Une nuit par mois, une fois que les badauds ne circulent plus, Georg monte sur le pont des arts, fixe la Seine, admire Paris la belle, avant de sortir de ses poches deux fines baguettes en fer.

Là, il s’assoit et regarde les nouveaux cadenas. Combien de nouvelles amours cette semaine le pont a-t-il recueillies ?  Il touche du doigt le fer lisse, sourit de tout ce ballet d’initiales A+ E / K + M que d’amour étalé, puis il lève ses baguettes.

Georg redevient alors le musicien qu’il a été. Ses doigts ne le portent plus aussi bien, il ne possède plus la même agilité avec des poignets, mais si quelqu’un venait à monter sur le pont, nul doute qu’il serait séduit par cette symphonie cadenassienne. Fer contre fer, les tintements ressemblent au son de milliers de clochettes. S’élève alors une rythmique endiablée, celle de toutes ces amours contenues, maintenant échappées.

La mélodie du pont d’un artiste.

© Leiloona, le 7 juin 2015

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Le texte de Nady :

Lettre ouverte au Pont des Arts

Mon cher Ami,

Je suis de tout cœur avec toi en cette période qui te contraint à subir une très grosse et délicate opération. Sois certain que j’imagine fort bien ton angoisse devant cette mutilation qui t’enlève la partie la plus admirée, la plus choyée, la plus désirée de ton « corps » mais garde toujours à l’esprit que tu seras bientôt délivré !

On vient, il est vrai, du monde entier, souvent à deux, pour te voir, te toucher, t’enlacer, t’étreindre, s’y attacher…

Sur toi, tantôt, on s’appuie, on rêve, on admire la magnificence du paysage de notre belle capitale qui s’offre devant toi. Tu es le témoin de superbes clichés photographiques, gravés à jamais dans nos têtes comme de merveilleux souvenirs de ces moments inouïs qui se voient sublimés quand le soleil est de la partie et caresse de ses rayons les pierres environnantes autour de la Seine.

D’autre fois, au-dessus de tes rambardes, on fait sauter quelques bouchons de l’une des plus belles substances gazeuses de notre beau pays, que l’on nomme communément Champagne, car quand on vient te voir, on est souvent à deux et en plus heureux ! Et pour sceller ce bonheur à deux, quel plus bel acte n’a-t-on pas découvert depuis 2008 dans le symbole d’un cadenas qu’on attache à toi à jamais ? Mais comme en amour, ce ménage à trois n’a pas résisté à la loi des 7 ans ! ça passe ou ça casse dit le dicton, et pour toi hélas ça a cassé… Entre nous, l’homo sapiens ne t’avait pas vraiment demandé ton avis à l’époque, n’est ce pas ? Comme à son habitude, il a pris l’initiative, de son plein gré, de venir rassurer ses craintes du futur à travers toi. L’architecte, dépêché par Napoléon Bonaparte pour ta construction, n’a pas eu l’once d’une idée qu’une partie de ta structure servirait de support aux amoureux du monde entier, qui chercheraient un symbole concret pour immortaliser l’Amour, sentiment universel de plus en plus fragile avec les temps qui courent !

Mais quel étrange et paradoxal symbole qu’un cadenas pour un sentiment qui se veut souvent libre !

Libre, cette liberté, tu l’aimes aussi. Tu avais dû la murmurer assez fort parfois pour arriver aux oreilles de certaines personnes qui organisaient des sorties pour repêcher les clés jetées à l’eau avec l’espoir de te libérer du poids des attentes d’amour éternel des couples venus ancrer leurs émotions amoureuses sur toi. Mais ça n’a pas suffit, alors un jour ton corps tout entier en a eu marre et une partie a lâché, en prenant soin de ne blesser personne… Tu les pardonnes ces êtes, venus t’encombrer de leurs angoisses de solitude, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ils croyaient bien faire pour eux, pour leur amour, pour leur futur mais ils avaient oublié que tu pouvais être aussi fragile. Ils sont venus te voir, ils ont marché sur toi et ils ont accroché à toi leurs rêves d’éternité trop lourds à porter ici bas.

Et là tu as dit Stop !

Des voix s’élèvent, ne comprenant pas la décision de cette restructuration de ton architecture… Que veux tu ? Difficile de faire changer des mentalités habituées à ses acquis, et quel acquis celui là ?? surtout quand il touche à un sentiment aussi complexe et passionnant qu’aliénant ! Ils s’en remettront et sont obligés d’avouer que même des miracles demandent des sous… Pour l’instant les caisses sont vides donc aucune perspective de renforcer ton armure…

Je garde espoir qu’on remplacera tes rambardes, qui avaient, avouons le, un cachet assez typique avec tous ces différents cadenas accrochés, par d’autres encore plus belles et robustes. Notre beau pays ne manque pas d’artistes, ces êtres qui ont goûté au nectar de la vie et qui à travers leurs créations arrivent à toucher le cœur de l’autre.

Que les Amoureux du monde entier se rassurent. Les cadenas qu’ils ont accrochés retrouveront bientôt une nouvelle vie. L’époque actuelle sait consommer à tort et à travers jusqu’à l’abus mais apprend aussi à recycler. Ils retrouveront peut être un jour un morceau de leur cadenas sur un banc public où ils auront le bonheur de bécoter leur moitié dans ce souvenir du temps où ils avaient scellé leur union à travers cette structure de plastique ou d’acier.

Mais aujourd’hui, mon cher ami, il est temps que tu prennes soin de TOI ! La souffrance est bientôt finie. Laisse toi faire, lâche prise, respire fort, on s’occupe de te retirer cette pieuvre tentaculaire qui avait fini par te ronger en s’étendant et s’épaississant. Tout va bien se passer, tu vas pouvoir respirer à nouveau et retrouver ta douce liberté !

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Le texte d’Anariel :

Libre (ou mourir d’amours enchainées) ?

J’ai cédé sous le poids des guerres et des années

Mais je me suis relevé, plus fort, plus majestueux encore

Pensez-vous que l’amour m’ait été en tout point salutaire ?

J’ai porté tant d’envies, de promesses, d’espoirs d’éternité

J’ai recueilli en un bienveillant silence vos aveux d’amour,

 Vos alliances, suspendues à mes crochets

Honoré du lest de vos gages affectueux,

Garant romantique de vos unions métallisées

Mais que sont devenues  ces idylles cosmopolites et verrouillées ?

Se seraient-elles oxydées par la force du temps ?

Les aurais-je préservées tel un écrin blindé ?

Je crains n’avoir d’autre prétention que d’être attraction pour aimants de tout genre

Paré, chers amants, de vos métaux brillants

Désormais, soyez libres d’aimer sans vous attacher

Décadenassez vos certitudes

L’amour véritable n’a nul besoin de preuve, ni de conformisme

Ne le figez pas, là,  faites le voler, grandir, trébucher, se tromper

Se magnifier, se diffuser en un souffle léger

Emprunter d’inexplorés chemins

Mas libérez-moi de vos amours scellées

Devenues maintenant, bien trop lourdes à porter.

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Le texte de Ludo : Folle promesse

« C’est terminé… je rentre. On se retrouve comme convenu il y a quarante ans? Je t’aime. »

Ça y est, c’est le dernier. Le centième et dernier, il sait que c’est le dernier. Il n’en a plus de toutes façons, ne sait pas où sont passés les milliers d’autres que son père avait décroché du pont ce jour là. Tout avait commencé un peu par hasard, avec le premier. Celui là, il ne l’a pas oublié… C’est Marie qui le lui avait demandé quand il lui avait dit que tous les cadenas avaient été gardés après leur décrochage du pont.

« Ton père bosse pour la mairie? Tu pourrais pas essayer de récupérer le cadenas que j’ai accroché au pont avec Nico, avant que ce salaud ne me laisse? »

L’idée lui avait d’abord semblé complètement folle, puis finalement, il s’était rendu chaque nuit dans l’entrepôt qui contenait les cadenas retirés du pont, chaque nuit pendant une semaine entière. Il l’avait retrouvé parmi des milliers, grâce aux initiales gravées dessus, M-N, et à l’alligator qui y était dessiné.

Il l’avait rapporté à Marie, émue et heureuse qu’il ait fait ça pour elle. Ils avaient passé la soirée ensemble, puis la nuit, la première, là aussi…

Alors, il avait eu une autre idée folle. Il était retourné à l’entrepôt, avait dérobé cent cadenas au hasard et s’était promis de retrouver chaque couple d’amoureux. Il avait bien sûr pris cent cadenas qui comportaient un signe distinctif, quelque chose pour les identifier.

Au début, ça a été facile. En 2015, tout le monde parlait du pont et des cadenas qui venaient d’être retirés, les réseaux sociaux l’ont beaucoup aidé, la circulation rapide des photos de cadenas et des infos lui avait permis de retrouver des couples très vite.

Puis l’emballement s’était essoufflé et les recherches avaient mis plus de temps, avaient été plus difficiles…

C’était il y a quarante ans. Il ne lui reste qu’un cadenas sur les cent, qu’il s’apprête à rendre.

Quarante ans de rencontres, de voyages, de récit d’histoires de couples. Quelques unes de ces rencontres ont été marquantes. Il se souvient de Marta et Renée, un couple marié depuis 55 ans, qu’il avait retrouvé grâce aux petits enfants, il se souvient de Mel et John, des américains, et du voyage qu’il avait fait pour leur rendre le cadenas au fin fond du Texas. Parfois il en avait rapportés à des gens seuls, qui s’étaient séparés de leur amoureux du cadenas… Quelquefois, il avait été reçu par de la colère, de l’incompréhension, des regards qui le prenaient pour un fou. Mais la plupart du temps, il avait reçu des sourires et des remerciements chaleureux, qui l’ont poussé à continuer.

Il aura 65 ans demain et enfin, il sait que ce centième, celui qu’il aura mis le plus de temps à identifier, a été posé par Zoé et Maxime, en 2000.  Il sait que Maxime ne sera pas là pour le recevoir, il arrive trop tard. Il sait aussi que Zoé l’attend, il l’a appelée hier.

L’infirmière le conduit jusqu’à la chambre. Il frappe, entend un faible « entrez » et pousse la porte. Une vieille dame est assise dans un fauteuil inconfortable, un livre sur les genoux. Elle lui sourit, des larmes dans les yeux, il entre et elle lui raconte son histoire en serrant le cadenas contre son cœur.

C’est le dernier, il est fatigué et vieux maintenant. En sortant de l’hôpital, il appelle Marie qu’il a épousé et qui l’a accompagné dans sa promesse folle de retrouver les amoureux.

« C’est terminé… je rentre. On se retrouve comme convenu il y a quarante ans? Je t’aime. »

Il monte dans sa voiture, se retourne vers la fenêtre de la chambre de Zoé et démarre. Près du pont, il s’arrête, détache le cadenas qui pend au rétro et qui porte leurs initiales à lui et à Marie, celui qu’ils avaient gravé ensemble au matin de leur première nuit d’amour,  quarante ans plus tôt. Elle est déjà là qui l’attend. Il lui tend la main, l’embrasse, et ensemble ils jettent le cadenas dans la Seine, comme il se l’était promis.

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Les liens vers les autres textes écrits à partir de la même photo :

Victor Belin : Moselle, Moselle, ô toi Moselle

Amandine

Nath Choco : Bichette, tu déconnes

Fred Mili : Sous le pont des arts

Adrienne : F comme fleuve

Lilou : Le pont des arts

Paikanne

Monesille

Sabine : Cadenasse-moi

Sarah : La clé

Marianne

Eva

Jacou : Une solution clé

Stephie

Les Crokeuses

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34 comments

    • Leiloona says:

      Merci. 😉 Je suis contente de mon idée, mais je n’ai pas eu le temps nécessaire pour bien façonner Georg … tant pis. :)

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  1. blogadrienne says:

    excellent, ton texte! très bonne idée, vraiment.
    (pour tous les autres, je lirai quand j’aurai le temps, je pars au travail)

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  2. adèle says:

    @Leiloona, Nady, anariel, Ludo : j’adore tous vos textes, c’est un bonheur de vous lire, chacun ses idées, son style, mais tous agréables à lire. Bravo !

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  3. Stephie says:

    Leil : j’aime beaucoup, j’entends la musique :)
    Ludo : ton histoire m’a tiré beaucoup de frissons. Très joli ! Tu ne nous tiendrais pas une idée de roman, là ? (On peut en parler si tu veux)

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  4. framboise83 says:

    Très beaux textes, merciiii, encore un joli lundi grâce à vous 😉

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  5. monesille says:

    @Leiloona, le musicien du pont des Art, il fallait y penser ! Très joli et inattendu.
    @ Nady, je vois que nous avons été plusieurs à penser au poids des cadenas face à la liberté de l’amour. J’attends la réponse du pont.
    @ Anariel J’aime beaucoup « décadenassez vos certitudes »
    @ Ludo quelle imagination ! Retrouver les propriétaires des cadenas, mais sais-tu qu’il y en a aussi d’autres de par le monde, la grande muraille de Chine en a toute une partie recouverte, le ponte Vecchio, le pont Hollenzollern, et d’autres, certains pays créent artificiellement un lieu où l’on puisse les accrocher, considérant que cela crée un effet touristique. Ton idée est intéressante, savoir le poids de l’impact de ces cadenas dans la vie des gens, ce dont ils se souviennent, comment ils recevront ce retour du passé.

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    • Nady says:

      @monesille : oui en effet, le délestage du Pont des Arts nous a bien inspiré 😉 moins de poids pour plus de liberté 😉 Joli ton poème 😉

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  6. Fred Mili says:

    @Leiloona : Une idée originale que cette mélodie du cadenas et un texte qui me parle.

    @Nady : Un joli texte, j’ai lu qu’il s’agissait plus d’une question d’environnement qu’une question d’architecture.

    @Anariel : En poésie ! Mais l’ère des cadenas volants sera bientôt d’actualité:D

    @Ludo : Un texte plein d’imagination. Je crois que quelqu’un s’emploie à faire ça en décrochant les cadenas.

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  7. nady says:

    Ludo : ton texte est beau et sensible. Il m’a beaucoup touché, bravo ! 😉

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  8. victor says:

    Je vois que les cadenas ont inspirés Leiloona, Ludo, Nady et Anariel certains pour la musique mais surtout pour le fait qu’ils aient été décrochés.

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  9. Ludo says:

    Merci pour vos retours!
    Stephie? Sérieusement? Je peux t’envoyer un mail?

    @leiloona: j’aime beaucoup ton idée et effectivement tu aurais pu développer un peu plus le personnage de Georg en jouant sur le contraste de son apparence et de la musique magnifique qu’il est capable de jouer, mais on sent déjà bien cela. Et vraiment l’idée de jouer une symphonie du bonheur sur les cadenas des amoureux est excellente!!
    @Nady et Anariel: bonne idée que la personnification du pont! Tres réussi!

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  10. anariel2 says:

    Leiloona : l’amour qui se libère comme des notes de musique, c’est très joli !
    Nady : ton texte met merveilleusement en mots ce que cette photo m’avais aussi inspiré
    Ludo : c’est un joli, tendre et romantique bond dans le futur que tu nous proposes là

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  11. L MARIANNE says:

    l’ancien musicien avec sa baguette est une très belle histoire !
    que d’imagination ! un peu triste mais cet homme semble s’accommoder de ce nouveau mode de vie- un passé trouble qui le hante- une déception d’amour -?
    bon dimanche-

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