Dans cette maison venaient des vieillards incapables désormais de traiter une femme en femme, mais dormir paisiblement aux côtés d’une fille pareille était sans doute encore une de leurs consolations illusoires dans leur poursuite des joies de la vie enfuie : voilà ce qu’Eguchi comprit à sa troisième visite dans cette maison…
Je n’avais encore jamais lu Kawabata, auteur japonais nobélisé, avant qu’on me conseille de le lire voici quelques jours. Profitant d’une escapade sur d’autres terres, je plongeai chez un bouquiniste et achetai Les belles endormies que j’engloutis dans le train. Un récit bref dont le résumé m’avait intriguée et alléchée, comme le renard dans la fameuse fable …
Avouons-le tout de go, ce roman est celui des lisières. On flirte avec délicatesse, en équilibre suspendu au-dessus du vide, entre deux mondes. D’un côté, le réel, celui où la vieillesse emporte les âmes décrépies vers une terra incognita, de l’autre côté cette maison où dorment de belles endormies, véritable parenthèse enchanteresse où le temps n’aurait plus cours, où l’on s’affranchirait aussi d’une certaine morale sans trop la dépasser non plus. A la lisière …
Cette maison est tout un symbole et pourrait appartenir à l’univers des contes. Là, dorment des jeunes filles vierges à la peau délicate. Droguées, elles ne se rendent pas compte qu’un vieillard partage leur couche toute la nuit. Au petit matin, l’homme se retire de la maison, à ses côtés la jeune fille dort toujours.
Le principe est simple : dans cette maison, on respecte la jeune fille, personne n’est là pour assouvir des fantasmes. Le mot « sacré » me vient en tête, oui, ces jeunes filles seraient comme des vestales pures et les regarder serait déjà un honneur suffisant pour le vieil homme. Bien entendu, l’homme peut toucher ce corps inerte et chaud, voire le serrer, ou tout simplement prendre lui aussi un somnifère pour s’évader dans des songes …
De cette situation incongrue naît un désir certain. Entre respect et interdit, l’esprit flotte sans que le corps ne dépasse cette lisière. Les gestes restent maîtrisés, malgré l’envie. Un code tacite où le vieillard, incapable d’honorer physiquement une femme, regarde ce jeune corps qui n’a pas encore subi les affres du temps.
Aussi, ce récit pourrait-t-il évoquer ces tableaux des Vanités où la mort côtoie de près des jeunes filles. Memento mori … Carpe diem ! Ici, c’est l’exact contraire : le vieillard proche de la mort, retrouve, par l’intermédiaire de cette belle et innocente endormie sa jeunesse. Elle de son côté ne saura rien de cette approche, et ne sera pas atteinte par cette décrépitude. Eguchi, grâce à ses passages dans la maison, retrouvera alors des scènes de sa vie amoureuse qu’il pensait perdues, comme s’il goûtait à une fontaine de jouvence dont le philtre durerait une nuit.
Comment vous parler de l’histoire sans évoquer le style ? Imaginez-vous un tableau pointilliste : tous les sens ici sont invoqués, chaque parcelle de peau est mise à nue dans une délicatesse étourdissante. Le vertige dans lequel plonge Eguchi attrape le lecteur et l’emporte vers ces lisières d’un autre monde.
Un récit hypnotique et mystérieux, au carmen envoûtant.
Les Belles endormies
Yasunari Kawabata
Poche: 124 pages
Editeur : Le Livre de Poche; Édition : Le Livre de Poche (1982)
Collection : Biblio Romans
Traduction : R. Sieffert
Convaincue, je note.
Great ! 😀
Cela dit, je suis certaine que quelque chose te dérangera (moi pas), mais nous en parlerons quand tu l’auras lu ! 😀
Je sais déjà ce qui va me déranger 🙂
J’ai bien envie de le lire. Je le note.
Perfect ! 😉
superbe livre. Kawabata est une valeur sûre.
Très content de voir apparaître Kawabata ici ! Encore un qui n’a pas été prix Nobel de littérature pour rien, le premier japonais d’ailleurs à l’avoir obtenu, c’est simplement dommage que Mishima soit mort trop tôt, il aurait surement été le second. Les belles endormies est un texte magnifique, pour ceux qui aimeraient en découvrir d’autres on peut citer « Le lac » ou « La danseuse d’Izu » par exemple. Et pour ceux qui veulent avoir une idée de l’aura de Kawabata et découvrir le personnage qui se cache derrière l’écrivain, ou du moins en apercevoir quelques morceaux, je ne peux que recommander chaudement « Kawabata-Mishima-Correspondances ». Ces échanges sont incroyables par le respect réciproque du maître et du disciple, Mishima clairement influencé, définitivement respectueux du maître, et Kawabata subjugué par la beauté de l’écriture du disciple. Si seulement je pouvais les lire en japonais.
Et pour Mishima, probablement l’auteur qui a le plus bouleversé ma vie, je ne sais quoi conseiller. « La mer de la fertilité » c’est génial mais peut-être un peu « hard » pour l’aborder, alors plutôt « confession d’un masque », (le rapport du personnage à Jeanne d’Arc et Saint Sébastien est sidérant), « amours interdites » (les bas fonds glauques du japon puritain), « le pavillon d’or », « une soif d’amour » (ça c’est une histoire d’amour « à la japonaise »), « le tumulte des flots » (histoire terrible), « après le banquet » (magnifique critique sociale) ou encore « le marin rejeté par la mer » (la relation parentale poussée à son paroxisme). Et une biographie très intéressante sur Mishima « Mort et vie de Mishima » de Henry Scott-Stokes qui donne une vision très précise de l’ambiguïté de cet écrivain tourné vers l’occident par bien des aspects, et en même temps incroyablement centré sur le passé glorieux du Japon, au point d’en devenir fasciste. Bonnes lectures.
Olala il donne vraiment envie!
C’est une littérature que je méconnais. Je la lis trop peu et je compte bien changer cela en 2017 !