Les Braises, Sándor Márai

Es-tu aussi d’avis que ce qui donne un sens à notre vie c’est uniquement la passion, qui s’empare un jour de notre corps et, quoi qu’il arrive entre-temps, le brûle jusqu’à la mort ? Crois-tu aussi que notre vie n’aura pas été inutile, si nous avons ressenti, l’un et l’autre, cette passion ? Peut-être la passion ne consiste-t-elle pas à désirer une certaine personne, mais à ressentir en général un désir nostalgique ? (…) Sommes-nous ridicules si nous pensons, l’un et l’autre, que, malgré tout, la passion s’adresse à une seule personne … éternellement à quelques énigmatique personne, bien définie, qui peut-être bonne ou mauvaise, indifféremment, puisque l’intensité de notre passion ne dépend aucunement de ses actes ni de ses qualités ?

Et lire des classiques … ♥

Je n’avais jamais entendu parler de cet auteur hongrois interdit dans son pays jusqu’en 1990, encore moins de ce roman, avant qu’une main amie ne me l’offre. Dès les premières pages, je sus que j’aimerais cette histoire. Pour la musicalité des mots, mais surtout pour la profondeur psychologique qui émane de ce récit. Si vous laissez vos yeux parcourir la 4è de couverture, vous verrez qu’on compare Sándor Márai à Stefan Zweig ou encore à Musil. Et effectivement j’ai retrouvé dans cette narration l’âme tourmentée de Zweig, mais aussi son génie à dépeindre l’âme humaine.

Les Braises relate les retrouvailles entre deux amis après 41 ans de silence. Un jour, une lettre arrive chez le Général : Conrad, son vieil ami de toujours viendra dîner ce soir. Juste avant la venue de ce dernier, le Général se plaît à se rappeler de leur amitié naguère, du formidable lien entre eux deux, puis de la soudaine disparition de son ami. Une introspection vieille de 40 ans et 43 jours … Le soir tombe. Conrad arrive. Maintenant âgés et polis par les ans, ils se font face. D’emblée, le lecteur sent la tension entre ces deux hommes : que s’est-il passé jadis ? Pourquoi Conrad a-t-il fui sans prévenir, délaissant alors son ami de toujours le Général ?

L’un débutera alors un monologue assez tempétueux sur la valeur de l’amitié, sur ce qu’il pressentait déjà avant la fuite, car un ami ne perçoit-il pas toujours certains signes chez son double ? Le huis-clos dévoilera petit à petit les secrets et les non-dits. Certains resteront à fleur de lèvres, mais le lecteur devinera aisément leur teneur. Il est souvent inutile de raconter, une évocation suffit …

Fragilité des relations humaines, solitude, échappatoire, quête identitaire, la narration entremêle le présent, le passé et les réflexions que ces vieillards ont eu le temps de bâtir. Toutefois, même le plus grand joueur d’échecs ne peut trouver de solutions s’il lui manque une pièce. Aussi l’arrivée de Conrad chez le Général apportera sans doute l’ultime révélation. Et ainsi pourra-t-il trouver le repos.

A travers les paroles du Général qui acculeraient presque Conrad, le lecteur sent que deux mondes séparent ces hommes. La faiblesse de leur amitié viendrait-elle du manque d’argent de l’un ? De la jalousie ? De l’univers plus artistique de Conrad, perdu dans un monde militaire et guerrier ? La vérité n’est-elle pas plus simple …

Les Braises raconte la perte et la déchéance symbolisées à la fois par ces deux vieillards en bout de vie, mais aussi par ce monde déjà abîmé par la première guerre mondiale. Regard triste et terrible sur l’existence, sur ce qui meut les hommes, sur leur incapacité à garder intacts des sentiments purs, voici un roman qui offre deux formidables portraits à la fois différents et tellement semblables, et pousse alors à nous demander ce qu’est la nature d’un lien. Lorsqu’une véritable amitié existe entre deux personnes, doit-on accepter les défauts de l’autre. Et ce jusqu’à quel point ? La vengeance est-elle une solution ? Quelle conséquence réelle aura-t-elle vraiment ? Et puis, qui des deux a raison ? Est-ce celui qui monopolise le dialogue par son discours construit et rôdé par les ans, ou bien est-ce celui qui accepte et se résigne à engranger la colère ? Le vaniteux ne recèle-t-il pas lui aussi une certaine sensibilité ? Et réciproquement, l’artiste est-il toujours exempt de colère ?

Quel roman universel et fort ! Quel ballet entre les âmes humaines ! Comment ne pas le refermer avec mille et une questions sur les tréfonds de l’âme humaine ? Est-il réellement possible de trouver certaines réponses ? Ou au contraire, l’Homme n’est-il pas un animal trop complexe pour être vraiment compris ? D’ailleurs, se comprend-on toujours soi-même ?

Et vous, souffleriez-vous sur les braises pour les attiser, ou au contraire, les laisseriez-vous d’éteindre d’elles-mêmes ?

Auteur  Sandor Marai
Traduction Georges Régnier et Marcelle Régnier
Editeur Lgf
Date de parution octobre 2003
Collection Ldp Biblio Romans, numéro 3378
EAN 978-2253933786
ISBN 2253933783
Nombre de pages 217
6 € 10

Leiloona
Épicurienne culturelle, je sillonne villes, pays et musées, toujours un livre dans mon sac ... Chaque lundi, je publie mes textes dans un atelier d'écriture que j'anime depuis plus de 5 ans, basé sur une photographie. Museo geek l'hiver, sirène l'été. J'aime les bulles, le bon vin et les fromages affinés. View all posts by Leiloona →

10 commentaires

  1. Tentant ! Mais lire les classiques étrangers alors que je n’ai toujours pas terminé (et ne terminerai jamais…) mon tour des auteurs français…
    Quant aux braises, je suis plus du genre à souffler dessus !

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    1. Ah mais ça, c’est sans fin … On ne peut jamais tout lire (dit-elle en regardant sa PAL tour de Babel ! 😉 )

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  2. Je ne connais pas du tout cet auteur… Ce que tu dis du roman m’a vraiment donné envie de la découvrir. Je note donc ce titre. Je trouve que je lis trop peu de livres d’auteurs russes ou hongrois, pourtant les classiques de ces pays sont sublimes.

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