Lettre d’une inconnue, Stefan Zweig , mis en scène par Denis Lefrançois

Comment mettre en scène un classique ? Comment lui rendre sa quintessence ? Comment ne pas omettre certains points qui font la richesse de cette oeuvre ?

Adapter au théâtre Lettre d’une inconnue de Zweig, lettre testament d’une morte ? Le pari est délicat, surtout pour la comédienne qui doit interpréter seule sur scène une palette variée d’émotions allant de la joie extrême à la folie la plus destructrice … Paroxysme des sentiments … 

L’histoire est celle d’une femme qui a aimé un homme toute sa vie sans le lui dire. De ses 13 ans à sa mort, elle l’a aimé par procuration, pour les quelques brefs instants de grâce qu’il lui proposa. Comme elle le savait libre, infidèle et sans attaches, elle ne lui demanda jamais d’amour véritable en échange. Une sorte d’abnégation la plus totale envers un homme qui ne pouvait aimer personne … (ou du moins qui pensait aimer des personnes, mais par fulgurance, jamais sur le long terme …)

Ses rencontres avec cet homme peuvent se compter sur les doigts de la main … A ses 13 ans, elle en tombe raide dingue. Mais elle ne lui dit rien, forcément. Puis, une fois entrée à l’âge adulte, elle le revoit et succombe. Trois jours d’amour fou, peut-être quatre. Puis il part. Il joue à la fameuse théorie de l’élastique, à moins qu’il ne cesse de fuir. Elle, elle n’oublie pas. Elle reste là, dans l’ombre, à l’aimer et à attendre que de nouveau il lui accorde ses grâces. Une vie en suspension, à attendre quelques minutes de bonheur intense. Le reste ne sera que souffrances. Elle espère pourtant. Surtout qu’elle est tombée enceinte de lui … Puis, sa fougue se fait moins grande quand l’enfant naît. A ses yeux, avoir un enfant de lui est un peu le posséder. Mais malgré tout, elle refuse toutes les propositions faites par d’autres hommes, car elle vit dans l’illusion de se dire qu’un jour cet homme l’aimera …

De nombreuses fois, elle le recroisera, et à chacune des fois, cet homme l’aura oubliée … Comment se construire dans ces cas-là ? D’ailleurs cette femme a-t-elle vraiment envie de se construire, elle, fidèlement attachée à cet homme capable de donner seulement au compte gouttes (des sortes de « flash » d’amour, comparable à des pulsions) ?

Lorsque j’ai lu ce roman en 2009, je me demandais comment une femme pouvait subir autant de souffrances et se dire que c’était de l’amour. Depuis j’ai révisé mon jugement. (L’expérience sans aucun doute.)  Nous voyons alors sur scène une femme qui vit dans l’illusion. Jamais, sans doute par manque de confiance en elle, elle n’acceptera d’avouer  à cet homme son amour pour lui. Comme elle le dit elle-même : elle sait qu’il n’acceptera pas de liaison stable. C’est un oiseau libre, sans attaches. Un écrivain qui crée des histoires et ne vit que dans la passion éphémère. Très vite, il se lasse. Malgré tout, cette femme, cette inconnue ne peut se défaire des liens qu’elle a crées elle-même avec cet homme. Une sorte d’abnégation sacrificielle …

Sur scène, c’est une femme animée de sentiments contraires et contradictoires. A la limite de la folie hystérique. Obsédée par un homme, masochiste diront certains, c’est avant tout une femme meurtrie par la mort de son enfant. C’est cette perte qui lui fera ouvrir les yeux … Elle n’a plus rien à perdre, puisque tout ce à quoi elle tenait est mort ce matin. Elle a alors l’idée d’écrire une lettre qui ne sera lue que lorsqu’elle-même sera morte. La lettre d’une femme de l’ombre qui aura gardé jusqu’au bout son anonymat …

Quel jeu de la comédienne, quel épuisement cela doit-il être de jouer, ainsi, cette femme bafouée qui n’eut de cesse de suivre dans l’ombre cet homme qui n’avait pas d’égards pour elle … Quel sens du sacrifice au nom de l’amour ?

La mise en scène mime parfaitement les éclats d’âme de cette femme. Parfois, les riffs d’une guitare électrique vrillent les tympans à l’image des pensées sombres de cette femme. D’autres fois, c’est armée d’une torche que la comédienne pourfend le 4è mur du théâtre pour venir voir son public. D’autres fois encore c’est dans une danse endiablée avec elle-même qu’elle montre les souffrances de son âme.

La pièce, portée par un texte classique justement mis en scène, se joue alors devant des spectateurs médusés par la performance de la comédienne. Quand les lumières reviennent, c’est une femme encore animée et habitée par son personnage qui vient saluer le public.

Magistral.

La bande annonce de la pièce :

Auteur : Stefan Zweig
Artistes : Laetitia Lebacq
Metteur en scène : Denis Lefrançois
Théâtre A la folie (métro Saint Ambroise)
Encore 4 représentations sur Paris :
dimanche à 16 h 30, jeudi et samedi à 19 h 30
22 €

Leiloona
Épicurienne culturelle, je sillonne villes, pays et musées, toujours un livre dans mon sac ... Chaque lundi, je publie mes textes dans un atelier d'écriture que j'anime depuis plus de 5 ans, basé sur une photographie. Museo geek l'hiver, sirène l'été. J'aime les bulles, le bon vin et les fromages affinés. View all posts by Leiloona →

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