Pour les Grecs, le héros était celui qui avait su s’écouter, se choisir au sein du monde et accepter l’épreuve exigée de tout être humain : celle de ne jamais se trahir.
Il est des livres-totems, des livres qui marquent non pas notre parcours de lecteur, mais bien notre vie. Des livres coïncidences qu’on lit à un jalon de notre vie. La part du héros en fera partie. L’essai d’Andrea Marcolongo revient sur le mythe des Argonautes, sur le désir de partir, de vivre des aventures, hors de son chez soi, hors de sa zone de confort. Devenir adulte. Mais ce rite initiatique n’est pas à rapprocher d’une volonté d’apprendre de nouvelles choses ou de se perdre. Il ne s’agit pas de s’oublier en partant, mais bien de se (re)trouver, d’oser affronter notre part d’inconnu, de savoir ce qui est bon pour soi, de l’accepter. Ne plus vivre à côté de soi, mollement, de façon confortable, mais bien de vivre intensément ses rêves, ne plus procrastiner (en attendant quoi ?), mais AGIR.
Chaque chapitre revient sur une étape du voyage des Argonautes, et est l’occasion de réfléchir sur certains maux de notre époque : la perte de l’essentiel, avec la montée incessante de la virtualité, ce petit monde confortable dans lequel nos projections peuvent exister. Nous ne sommes confrontés à rien, si ce n’est à un écran. Nous perdons l’essentiel, nous vivons par procuration, à travers les images : un média, ou plutôt un intermédiaire de la vraie vie. Cette perte s’accompagne aussi de la perte du langage. Nous nous disons à travers des émoticônes. Là où les Grecs avaient mille manières d’exprimer un sentiment, nous voici réduits à un dessin. Ne sommes-nous pas plus complexes ?
Aussi, faire notre part du héros, c’est nous retrouver, creuser vers notre moi qu’on a enterré, retrouver notre Verbe, notre langue. Ne l’édulcorons pas. C’est retrouver nos mythes, comprendre qu’ils sont plus que jamais essentiels à la compréhension du monde, de notre place.
Pendant des années, j’ai eu une peur folle de devenir écrivain. J’avais peur parce que je n’écrivais pas. Et j’étais en colère parce que j’avais peur. Je demandais, j’aspirais à pouvoir écrire, telle était là ma Toison d’Or. Mais je n’avais pas compris que ma bataille était vaine, grammaticalement incorrecte : je ne prenais jamais en considération ce qui m’en empêchait. Je me trompais sans cesse de cap, je me perdais à la moindre houle. Maintenant je connais le nom de ce quelque chose : cela s’appelle un alibi. C’est-à-dire, par l’union de deux mots latins alius,
« autre », et ubi, « là », ailleurs. Je voulais à tout prix écrire, mais chaque fois que j’essayais de me mettre en route vers l’écriture, je m’inventais mille excuses pour m’arrêter ailleurs, dans le premier port sûr où débarquer, en oubliant bien vite de repartir.
J’ai vécu ce livre, je l’ai savouré, j’ai compris aussi mon attirance pour les mythes, quelque chose de « in cute ». Ces mythes qui ont répondu à cette fillette que j’étais et qui ne parlait plus, mais qui avait des milliards de « pourquoi » en elle. J’ai compris mon rapport à la langue, aux langues anciennes, j’ai retrouvé le sel des mots, je suis redevenue cette étudiante de philologie émerveillée face aux ponts entre le sanskrit et le grec ancien. Et j’ai aussi compris quel chemin j’avais parcouru depuis quelques années, notamment grâce à mon Héraclès. Héraclès, c’est celui qui dit à Jason de continuer son aventure, de ne pas s’arrêter en chemin. Sans Héraclès, Jason ne serait jamais revenu avec la toison d’or. Moi aussi, grâce à mon Héraclès, j’ai osé poser des mots et faire ma part du héros : enfin me mettre sur mon chemin.
Andrea Marcolongo dit tout ceci. Elle revient au coeur des choses, des mythes et de notre langue. Elle dit l’urgence de nous retrouver, de replonger dans les mythes car ils nous feront comprendre le monde. Andrea Marcolongo, c’est ce professeur qui élève ses lecteurs, par son enthousiasme et son amour de la langue et des mythes.
Madame Marcolongo Muratović, continuez d’écrire, de nous émerveiller. Avec cet essai, vous avez fait une sacrée part de l’héroïne que vous êtes.
Si seulement nous pouvions ne pas oublier que nous avons été un jour des Argonautes à qui peu importait que tout le monde dise c’est impossible – pour nous, non seulement c’est possible, mais nécessaire. Nous avions l’urgence, le besoin de tenter, pour ensuite vivre. Inaccomplissement : voilà le nom exact de ce qui nous arrive, à nous tous, voyageurs sans cap. À toi aussi. À toi qui as perdu le contrôle de ton navire. Une tempête en a éraflé la coque. Ou bien il s’est échoué quelque part, en un endroit qui n’était pas prévu sur tes cartes, qui n’était pas tracé – et maintenant tu ne peux plus dire ça ne dépend pas de moi, ce n’est pas ma faute. Tu as raison, mais cela ne sert à rien
je ne l’avais pas repéré, le thème me plait beaucoup!
Oui, fonce ! 🙂
Je viens de lire La langue géniale du même auteur et j’ai aussi beaucoup aimé. A coup sûr je vais lire celui-ci. On a besoin de ces écrivains qui nous ramènent sur le chemin, le seul vrai… Merci pour ce post. 🙂
C’est une conteuse incroyable. 🙂
Je comprends ton engouement pour cette lecture, même si pour le moment, ce n’est pas avec ce mythe que je me sens en phase. Mais qui sait….
Le livre qui était fait pour toi !
Un très beau billet, qui donne l’envie de se plonger illico dans cette lecture !